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L’autonomie numérique : rentable pour les administrations ou/et pour les citoyens ?

Publié le 13 juillet 2018

Calculer la valeur sociale de la transformation numérique d’un pays est une gageure, sa valeur financière un pari. C’est par la notion d’autonomie numérique que l’Etat tente de répondre à la question. « Les bénéfices d’une meilleure autonomie numérique » est un rapport que FRANCE STRATÉGIE  vient de publier et qui introduit cette nouvelle notion issue du fameux « empowerment » promis par les économistes états-uniens depuis les années 2000.

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Un développement social accéléré ( selon la règle que tout ce qui est numérique est urgent ! ) qui passe essentiellement par la rationalisation d’un régime minceur des organisations publiques et donc par une performance publique financière difficile pour les administrations chargées de l’ investissement technologiques et humain. Les auteurs* précisent toutefois « On se concentre sur la mesure des effets d’un accompagnement aux usages les plus simples d’internet en laissant à d’autres travaux les enjeux liés aux mutations de la société que l’intelligence artificielle, l’internet des objets, les données de masse, l’industrie 4.0 pourraient entraîner. » On peut se demander si exclure les innovations les plus impactantes sur les organisations n’est pas un biais qui creuse encore les inégalités évoquées en creux dans le rapport ?

Après l’annonce du Secrétaire d’Etat au numérique en décembre 2017 de « 13 millions d’exclus du numérique » le rapport décrit les 14 millions de personnes (28% de la population) concernées. Cet écart est-il dû à l’instabilité de la matière, ou doit-on y voir une augmentation d’un million de personnes en moins d’un an ? En tous cas les plus exclus de la société française sont bien ceux de la société numérique :  » les ouvriers, personnes sans activité professionnelle et retraités, ou encore les individus les moins diplômés et aux revenus les plus faibles sont surreprésentés parmi les personnes éloignées du numérique. » Les intuitions que le numérique ajoute aux facteurs classiques d’exclusion, notamment exprimées par Emmaüs Connect depuis près de 10 ans, sont donc justes.

Saluons ce travail nécessaire, même si les études citées dans le rapport datent parfois de plus de 10 ans et sont majoritairement anglo-saxonnes. Rappelons surtout qu’il ne prend pas en compte les mairies, les établissements scolaires et les centres sociaux « non connectés » qui n’ont toujours pas accès aux réseaux, promis pour 2022 : les lieux publics seront connectés !

Cette « autonomie numérique » est en tous cas, un axe de recherche académique que le gouvernement pourrait confier pour une durée longue à nos universitaires dans une logique transdisciplinaire  de recherche  publique.

C’est l’avenir de plusieurs générations de français malheureusement déjà considéré comme exclus qui est en jeu.

 

 

Dématérialisation des actes administratifs : un succès en pente douce

Relevons cette annexe listant les actes administratifs dématérialisés, dont la médiation est aujourd’hui de la responsabilité de nos agents territoriaux  : « On recense ainsi 213 millions d’actes administratifs réalisés chaque année. Compte tenu de la non-exhaustivité de notre recensement des procédures ainsi que de l’impossibilité de chiffrer certaines procédures, on estime que le chiffre réel du nombre de procédures administratives en France est plutôt autour de 300 millions par an, soit six par individu de plus de 18 ans. ».

Un travail bien amorcé qui mérite encore d’être généralisé dans une égalité d’accès (pour chacun et dans toute la France) aux services publics numériques.

 

 

 

Succès scolaire et réussite académique pour les élèves autonome numériquement ? Ce n’est pas gagné !

Les jeunes Français sont 77 % à utiliser internet chaque jour1 et 74 % des 8-16 ans déclarent l’utiliser pour faire des recherches pour l’école.  » Les élèves sachant se servir d’internet et qui l’utilisent pour faire leurs devoirs et communiquer avec leurs camarades ont une probabilité plus élevée d’avoir une moyenne supérieure à 12 sur 20. » affirme le rapport.

Le rapport signale là encore des inégalités creusées pour les enfants et adultes  éloignés du numérique, qui risquent  » de ne pas atteindre leur plein potentiel académique  » . Il relève pourtant un espoir :  » Des études montrent que les bénéfices du numérique sur la performance scolaire sont encore plus élevés dans les milieux économiques défavorisés1 . La corrélation entre la précarité numérique et sociale rend encore plus importants les bénéfices potentiels liés à l’inclusion numérique dans le développement et l’épanouissement des jeunes. »

Pour ceux qui ont franchi le cap des études post-bac,  le rapport est plus encourageant et propose même une estimation de la hausse de salaire d’un étudiant « augmenté » par le numérique : « Pour chiffrer les gains potentiels liés à l’élévation du niveau d’études permise par le numérique, nous retenons une hypothèse centrale basée sur les travaux d’Alava et Morales, qui établissent que 6,7 % des étudiants peuvent accroître leurs compétences scolaires de manière à atteindre un niveau de formation supérieur via une formation adaptée. Cette hypothèse est appliquée aux 12 % des jeunes éloignés du numérique (94 300 par an) en considérant qu’un individu ne maîtrisant pas les compétences numériques de base peut espérer un salaire mensuel net de 1 510 euros contre 1 630 euros s’il les maîtrise, soit un bénéfice annuel de 1 400 euros. »

 

Et en euros publics ou privés ? Des chiffres  mais pas de données ! 

Les auteurs ont le courage de tenter une analyse de rentabilité financière que nous reproduisons ici car nous savons que c’est la question qui vient systématiquement de nos directeurs financiers. En l’occurence cette analyse est  la dernière annexe du rapport. Y sont comparés les estimations chiffrées des gains de  » l’autonomie numérique  » issus de plusieurs études internationales. A lire prudemment en attendant l’ouverture de données financières par les acteurs du privé notamment !

 » Les gains de pouvoir d’achat grâce à l’achat en lignesont estimés dans notre étude à 180 millions d’euros au niveau macroéconomique, soit 42 euros par an par personne concernée. L’étude de Tinder donne quant à elle un gain de 168 euros par an par individu concerné, et 696 millions d’euros pour l’ensemble de la population, soit 3,4 fois plus. Cela s’explique principalement par l’hypothèse retenue, à savoir des prix sur internet de 13 % moins importants que dans les magasins physiques, contrairement à notre hypothèse, qui est de 3 %. La part du revenu dépensé par les ménages sur internet est également différente en France et au Royaume-Uni : 7,6 % Annexe 3 Comparaison des gains estimés avec ceux de d’autres études à l’international FRANCE STRATÉGIE 75 JUILLET 2018 www.strategie.gouv.fr en France contre 13 % au Royaume-Uni. L’étude de Tinder compense néanmoins partiellement cette différence par une prise en compte réduite des personnes âgées dans le calcul du bénéfice, en estimant que ces populations sont moins à même de bénéficier de la possibilité de faire des achats en ligne que les jeunes. L’étude de Just Economics quantifie le gain de pouvoir d’achat à 640 euros par individu alors que l’étude de McKinsey cite le chiffre de 70 euros : on observe ainsi une grande divergence des études entre elles sur le sujet. L’étude de PwC se fonde comme dans notre travail sur des prix en ligne inférieurs de 3 % mais applique ce coefficient à l’ensemble du revenu consommé, contrairement à notre étude qui ne l’applique qu’à la part du revenu consommé en ligne : Pwc obtient ainsi 637 euros d’économies par an par individu, soit 4,5 milliards au niveau macroéconomique. Concernant le bénéfice lié à l’économie collaborative, une étude du CSA donne des gains deux fois supérieurs à ceux de l’étude de M@rsouin (495 euros contre 240 euros) sur laquelle nous nous fondons pour le chiffrage du gain. Cela s’explique par une définition plus large des services concernés et des activités en ligne qui s’y rapportent.

Nous avons évalué les gains liés l’éducation à hauteur de 30 000 euros (gain annuel moyen, plan d’accompagnement de dix ans considéré) en nous basant sur une probabilité de montée en compétence de 6,7 % de la population. Pwc a évalué ce gain à 50 000 euros par élève sur toute une vie contre 52 000 euros d’après notre étude, soit un résultat très proche, qui s’explique par une méthode et des hypothèses similaires. Pwc ajoute toutefois dans ses études des gains annexes, tels qu’un gain d’engagement actif et une réduction du risque d’absentéisme scolaire, de l’ordre de dix fois inférieurs aux gains liés à une meilleure performance académique.

Concernant la hausse de salaire, nous avons chiffré ce gain à 500 euros par an par individu concerné, soit 360 millions au niveau agrégé pour l’ensemble de la population cible. L’étude Tinder considère qu’un accompagnement à l’usage des outils numériques peut accroître le salaire de 430 euros par individu concerné par an, soit 410 millions pour l’ensemble de la population. Bien que les résultats soient proches, la méthode pour y arriver est différente. Alors que nous avons retenu, après une revue de littérature sur le sujet, une hypothèse basse de 3 % de gains de salaire, Tinder a retenu le chiffre d’une autre étude, 13 %, mais compense en appliquant ce bénéfice à un nombre bien plus réduit de personnes que dans notre cas. L’étude de Pwc trouve 1 350 euros par individu par an, soit un gain trois fois supérieur au résultat que l’on obtient dû à des hypothèses sur les coefficients plus élevées, mais calcule que ce gain s’appliquerait à 133 000 personnes contre 720 000 d’après notre estimation. Cela conduit à un gain macroéconomique de 160 millions d’euros pour le Royaume-Uni.

La réduction du chômage structurel grâce à un plan national d’inclusion numérique permettrait aux citoyens de gagner 310 millions d’euros de revenus supplémentaireset à l’État d’économiser autant, avec une réduction du nombre de chômeurs de 37 000. Tinder chiffre à 323 millions d’euros le gain pour l’ensemble des acteurs et Pwc à 85 millions le gain pour les individus au chômage. Ce résultat plus faible s’explique par une hypothèse différente sur la part des chômeurs pouvant retrouver un emploi suite à un accompagnement aux usages numériques ou à une formation : alors que l’hypothèse sur laquelle nous nous sommes fondés est de 5 %, Pwc affirme que le coefficient se situe entre 3,5 % et 7,5 % et retient le chiffre le plus faible. La raison principale de l’écart réside cependant dans un niveau de chômage bien plus faible au Royaume-Uni qu’en France (4,3 % contre 9,2 %). L’impact économique de la réduction du chômage frictionnel grâce au numérique est estimé à 540 millions pour les citoyens et à 540 millions pour l’État, avec 260 000 chômeurs concernés, soit un gain de 2 100 euros par an pour les individus qui en bénéficient. L’étude de Just Economics a évalué ce gain à 1 600 euros par an et par chômeur qui en bénéficie.

Bien que le gain de capital social soit difficilement calculable et que l’utilisation d’un proxy soit nécessaire, ce bénéfice est estimé à 110 euros par individu par an en France. Ce chiffre est près de dix fois inférieur à celui calculé par Just Economics, 1 000 euros, et deux fois inférieur à celui calculé par Tinder, 200 euros.

En ce qui concerne les gains en termes de santé, nous les avons estimés à 35 millions d’euros par an pour les individus et 70 millions d’euros pour la sécurité sociale. Tinder donne un chiffre assez proche, 138 millions d’euros par an pour l’ensemble des acteurs. Le gain de temps grâce au numérique a été estimé à 117 euros par individu par an, soit 580 millions au niveau agrégé. Tinder estime de son côté ce gain à 1,7 milliard d’euros pour l’ensemble de la population, et Just Economics à hauteur de 850 euros par individu et par an. Le nombre d’actions prises en compte dans le calcul du gain de temps ne peut être exhaustif, ce qui explique les écarts en fonction des hypothèses retenues.

Le développement de l’usage des téléprocédures conduirait à un gain estimé de 150 millions d’euros par an pour les citoyens (21 euros par individu concerné) et 450 millions pour les services publics. L’étude Tinder donne un chiffre bien plus élevé, un gain équivalent à 2 milliards d’euros par an. Les autres études ont des résultats très semblables aux nôtres : Pwc calcule un gain de 1 milliard d’euros par an, et Deloitte un gain de 600 millions.  »

 

 

* Les auteurs du rapport :

Antoine Baena et Chakir Rachiq – Economiste stagiaire chez France Stratégie

Avec les contributions de :

Vincent Aussilloux – Chef du service économie et finance de France Stratégie

Ariane Dalarun – Co-fondatrice de Allo Gaspard et présidente « Jeunes européens sciences-po »

Anne Faure – Chargée de mission égalité numérique des territoires au Commissariat Général à l’Egalité des Territoires

Christophe Gouardo –  Chef de projet – France Stratégies

Lionel Janin – Adjoint à la directrice – France Stratégies

Jincheng Ni – Chef de Projet – France Stratégies

Guillaume Thibault – Apprenti – France Stratégies

 

 

Par Florence Durand-Tornare