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Les algorithmes : les mutations de la fabrique urbaine 

L’ère du numérique a cette spécificité : elle plonge chacun de nos mouvements, de nos actions, de nos manières de faire dans l’invisibilité. 4,8 milliards de téléphones mobiles sont en circulation sur le marché dont 2,32 milliards de smartphones, offrant ainsi la possibilité aux usagers d’avoir accès à des applications à l’infini. 

Et pourtant, nous respirons toutes et tous l’air du numérique sans en avoir conscience. Ce n’est que lorsqu’un problème surgit, qu’un dysfonctionnement par les plateformes numériques est révélé au grand jour que nous prenons conscience de l’existence réelle et productive du traitement des données. 

 Les algorithmes : une « procédure froide » et discriminante 

        Dominique Cardon et Maxime Crépel dans leur analyse contributive Les algorithmes et la régulation des territoires indiquent que les « victimes des algorithmes en sont rarement les dénonciateurs », car les « troubles du calcul sont souvent invisibles ». S’appuyant sur le cas de la plateforme « Waze », ils donnent deux exemples signifiants : lors des incendies qui ont ravagé la  Californie en 2017, l’application avait indiqué aux automobilistes le « meilleur » trajet en termes de temps et de coûts en les conduisant vers les routes en feu. Cette réalité montre combien les données algorithmiques peuvent proposer des solutions, en oubliant d’intégrer des paramètres aussi essentiels que la sécurité des citoyens, la gestion par les collectivités de l’intérêt public, les réseaux routiers et la prise en compte d’éléments liés à la gouvernance des territoires. 

Les auteurs indiquent par ailleurs un autre cas problématique du traitement des données de Waze dans une autre ville : Jérusalem. L’algorithme de la plateforme intégrait l’éviction des quartiers Est de la ville, habités par les Palestiniens, et identifiés comme « dangereux ». Outre le biais algorithmique discriminant et dénoncé par le maire de la ville, cette cartographie congestionnait le trafic sur toute la partie ouest de Jérusalem.

L’intelligence artificielle et la ville connectée ne peuvent ainsi se réduire à une ville-machine, dans laquelle les asymétries d’informations entre les données collectées par les plateformes numériques et les réalités urbaines vécues en « temps réel » engendrent des échecs à la fois du point de vue des pouvoirs publics et des usagers. 

Le cas de PredPol : une intelligence artificielle au service d’une organisation productive 

Dans un tout autre domaine, aux États-Unis, le développement du logiciel intelligent PredPol, au service de la création d’une police prédictive a rencontré des limites. L’alliage de la science « dure » avec le big data a créé une machine discriminante envers certains territoires. La technologie n’est pas neutre puisque la massification des données enregistrées vient accréditer des thèses qui ne sont pas empiriquement établies, comme le souligne Bilil Benbouzid. Cette solution est, selon l’auteur, un moyen d’optimiser et de simplifier l’intervention policière et de contrôler leur travail dans une logique de rendement. Des capteurs GPS sont placés dans chaque voiture de police : l’administration peut contrôler les doses de patrouilles sur un maillage territorial. Une box rouge signifie que la zone à contrôler ne l’a pas été par ses agents, une box jaune informe les supérieurs de leurs premiers passages dans les zones à contrôler. Enfin, une box verte atteste à l’administration policière que l’agent a « fait » son travail (amende, arrestation, contrôle d’identité). Dans cette configuration, les algorithmes sont utilisés et maniés dans une visée purement productiviste et managériale, sans souci de l’intérêt porté aux citoyens qui habitent le territoire. Cet exemple est saisissant, car la sécurité n’est pas l’affaire uniquement de la police, elle est le fruit de constructions et de concertations entre différents acteurs qu’ils soient politiques, judiciaires et citoyens. Ce cas de figure rend compte combien le numérique et ses biais algorithmiques opèrent sur un territoire, et ses habitants.

Enfin, l’usage des données modifie la fabrication de la ville. Un territoire ne correspond pas seulement à des frontières géographiques établies, mais à un espace d’interdépendances économiques, sociales, politiques et environnementales. Ainsi, l’usage des algorithmes appelle à une régulation définie par les acteurs publics, non pour limiter et contraindre l’innovation et le progrès, mais pour créer ensemble du sens et définir un mode de gouvernance approprié. 

La ville et les pouvoirs publics bousculés par les plateformes numériques : le cas de Airbnb

C’est à cette condition – la définition d’un mode de gouvernance approprié – que la ville numérique répondra aux exigences démocratiques de demain. Les pouvoirs publics ont été concurrencés et pour certain dépassés dès 2008 par une nouvelle forme de capitalisme en réseaux, les plateformes collaboratives. Présentées comme des projets porteurs d’échanges humains et une alternative peu coûteuse au service des usagers, elles se sont vite structurées et densifiées pour occuper une place oligopolistique dans le paysage économique. Leur assise économique leur a permis de densifier leur offre et de détourner leur objectif affiché. Les pouvoirs publics ont été pris de court. Tel est le cas pour Airbnb. Les chercheurs Thomas Aguilera, Francesca Artioli, Claire Colomb ont étudié l’évolution de cette entreprise : Les villes contre Airbnb ? Selon eux, « le capitalisme de plateformes  encourage des pratiques spéculatives et d’exploitation de la rente urbaine ». Les auteurs relèvent le travail de projets alternatifs tels que  « Inside Airbnb » qui montre que dans les métropoles la majorité des annonces « émane  de propriétaires  offrant des logements entiers et ceux-là mêmes sont disponibles toute l’année (87 % des annonces à Paris en 2018), ou de multipropriétaires ou entreprises possédant plusieurs appartements ». Or, l’ensemble des données recueillies et exploitées par les plateformes collaboratives drainent des données dont seules les sociétés privées sont propriétaires, échappant ainsi à la gouvernance des pouvoirs publics. Les algorithmes, leurs usages dans la ville numérique ont des conséquences non négligeables sur le parc de logements dans la ville de Paris. « Si nous ne régulons pas Airbnb, nous n’aurons plus d’habitants dans nos centres-villes » alertait déjà en 2018 Ian Brossat adjoint parisien au logement, soulignant que « l’économie de la prédation avait supplanté la culture du partage » affiché par cette licorne. Barcelone, Berlin, San Francisco ont intégré dans leur agenda politique les mutations urbaines engendrées par l’exploitation des algorithmes par Airbnb en définissant les contours d’une régulation avec ce géant numérique. La massification et l’exploitation des données dessinent des villes numériques, dans lesquels les intérêts doivent être partagés au bénéfice de tous. 

La nécessaire régulation pour une ville numérique partagée par tous et pour tous

Ces évolutions poussent les gouvernants et leurs administrés à internaliser et à s’approprier ces problématiques afin de ne pas laisser aux seules entreprises privées la latitude de gouverner et d’exploiter les données. En effet, sans régulation, la défiance s’accentuera entre les citoyens et le Big Data. La transparence, le service aux usagers, l’open data, le contrôle des données recueillies par les politiques publiques dans un cadre défini sont les conditions sine qua non pour éviter l’écueil binaire des partisans du salut technologique avec le développement des « smart cities » et les sceptiques, méfiants d’une surveillance généralisée. 

L’économiste Jean Haëntjens, conseil en stratégies urbaines au sein d’Urbatopies, le résume en ces mots dans la quatrième de couverture de son ouvrage Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes —La Cité face aux algorithmes : « La fabrique et la gestion des villes sont aujourd’hui confrontées, comme de nombreuses autres activités, au remplacement de décisions humaines par des décisions algorithmiques. Le problème, concernant la cité, est que la substitution n’est pas seulement technique et professionnelle : elle est aussi politique. Elle ne touche pas que les métiers et les emplois ; elle affecte la capacité des responsables locaux et des citoyens à penser et à porter des projets de société. Une confrontation majeure est donc engagée entre la cité politique, matrice historique des démocraties occidentales, et la ville-service numérisée proposée par les géants de l’économie numérique. » 

Le logement, le traitement des déchets, de l’eau, les transports, les services municipaux qui constituent le tiers des dépenses des ménages sont autant de domaines gérés et administrés par nos représentants que des objets économiques convoités aujourd’hui par les entreprises numériques. 

 

Lecture approfondie : 

Gouverner la ville numérique, ouvrage collectif dirigé par Antoine Courmont et Patrick Le Galès, La vie des idées, éditions PUF, 2019 

Dossier spécial : les biais algorithmiques

Par Anna Mélin