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« Ville Intelligente », interview croisée avec Mathieu Saujot et Florence Durand-Tornare

Confronté à la réalité des pratiques et des problématiques, le concept de « Smart city »  est il réellement opérant ? Suite à la publication du rapport de la FING,  Audacities « Innover et gouverner dans la ville numérique réelle » et à la remise du rapport « Vers un modèle Français de la « Ville Intelligente Partagée » par Akim Oural au ministre des Affaires étrangères, nous proposons cet entretien croisé entre Mathieu Saujot et Florence Durand-Tornare.

Mathieu Saujot est coordinateur de l’initiative numérique et écologie à l’Institut du développement durable et des relations internationales et co-auteur du rapport de la Fing  Audacities « Innover et gouverner dans la ville numérique réelle ». Ce rapport interroge sur la fabrication de la ville, sa gouvernance et la mise en oeuvre de politiques publiques avec le facteur numérique.

Florence Durand-Tornare est fondatrice et déléguée Générale de Villes Internet.

– Quel regard portez-vous sur la « ville intelligente » ? 

Mathieu Saujot : – Avec la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) nous avons établi un constat commun : le concept de la smart city n’est pas satisfaisant et opérant. Cette vision projetée de ville numérique n’est pas réelle par rapport à celle que l’on pratique dans les faits, au quotidien, comme habitant, comme travailleur, comme consommateur, comme voyageur, et plus globalement comme citoyen et c’est à celle-ci que nous avons voulu nous intéresser.

L’irruption du numérique dans les villes bouleverse l’écologie, l’inclusion, la gouvernance… Cette ville numérique réelle est celle de la donnée et des disrupteurs qui posent justement des problèmes de gouvernance. Nous avons voulu observer ce qui se passait de ce point de vue.

Florence Durand Tornare : – Dans la définition de “ville intelligente” ou “smartcity”, tout le monde pense le “smart” et pas assez la ville. Seuls les philosophes et écrivains ont réellement essayé d’avoir une vision du futur de la ville. Avec la notion d’internet citoyen, c’est l’intelligence au sens de la connaissance que nous privilégions. Pour connaître la vie quotidienne des habitants, des agents et des élus, pour comprendre comment la ville se transforme. Plaquer des outils comme le marché international le fait est un effort immense qui, finalement, créé de la frustration chez l’usager.

Les changements de comportements à l’échelle mondiale se voient mieux et les analystes identifient des risques alors que l’angélisme économique promet toujours un eldorado ! Les impacts négatifs du numérique ont des raisons matérielles (le manque de réseaux), culturelles (la complexité des interfaces), économiques (le coût du panier numérique) et écologique (impact de la consommation énergétique, des métaux rares et des déchets). Il faut les regarder en face pour y pallier.

«Avec la notion d’internet citoyen, c’est l’intelligence au sens de la connaissance que nous privilégions»

Bien sûr on arrive dans certaines organisations à des avantages formidables et prometteurs, dans une volonté de produire un système calculé avec « mesure ». C’est évident dans les modes de gestion logistique par exemple. Une approche par la donnée captée, digérée et métabolisée par la ville sera valable, quand la démocratie (les habitants) auront la main sur cette donnée qu’ils produisent, et en feront un bien commun pour le mieux vivre. Actuellement la donnée est intraçable, éparpillée et gaspillée. Organisons le service public de la donnée pour mieux partager « la ville ». On appelle les collectivités à agir sur l’innovation, une collectivité c’est d’abord une multitude qui doit choisir sa nouvelle organisation. Elle doit faire ce choix politique.

– Est ce que la façon dont le numérique change la ville concrètement, correspond à ce qui avait pu être imaginé ? L’irruption d’acteurs numérique qui déstabilisent les pouvoirs locaux est-elle durable ?

MS: – La gestion de la donnée est un sujet clef mais tout ne se règle pas par le capteur et la data : optimiser la ville comme un système déclenche tout un tas de nouveaux défis, de comportements, d’usages… Il faut effectivement reconnaître que le numérique déstabilise et ne pas rentrer dans le jeu de la disruption. Il y a des problèmes à régler collectivement et qui peuvent être discutés démocratiquement. 

«Notre vie au quotidien va être en permanence organisée, collectée par Google et cela pose évidemment une question démocratique»

C’est nécessaire car dans de nombreux domaines des acteurs “disrupteurs” arrivent du jour au lendemain… Par la capacité de certains de ces acteurs à se positionner dans la chaîne de valeur, ils ont un positionnement de force et sont donc déstabilisateurs. Airbnb sur le tourisme et le logement, Uber sur la mobilité, etc…

Les startups se targuent de disrupter, mais elles ont aussi des limites. Il n’y a pas que des Amazon ou des Uber ! Toutes n’ont pas un pouvoir économique qui les rend pérenne, le pouvoir de “contestation” de l’acteur public sur leurs activités ou leurs modèles reste fort dans de nombreux secteurs.

Les nouveaux acteurs peuvent tout de même produire des nouvelles représentations du réel qui peuvent perturber les politiques locales comme c’est le cas avec Waze.  Il y a aussi des acteurs spécifiques tels que Google qui va complètement aménager un quartier “smartcity” à Toronto. Notre vie au quotidien va être en permanence organisée, collectée par Google et cela pose évidemment une question démocratique.

Google partage de fait certaines prérogatives qui appartenaient aux états, cela interroge. Les tentatives de régulation ou de limitation de son rôle interviennent surtout via les législations européennes sur la concurrence ou les données personnelles. Mais est-ce que cela peut vraiment changer le positionnement d’un tel acteur : Google est si gros et si important dans nos vies, que c’est presque devenu un acteur public mondial financé par la publicité. Cette position est-elle tenable ? Ou n’y aura-t-il pas un phénomène de rejet des utilisateurs/citoyens vis-à-vis de ces grandes plateformes pour préférer des acteurs jugés plus vertueux comme Open street map ou Qwant ?

On arrive en tout cas vers une phase de maturité. On a eu une phase de découverte sur le numérique dans la ville. On comprend les promesses non tenues, les dangers, on sait mieux quels sont les projets politiques qui peuvent s’appuyer sur le numérique.

FDT : – Deux questions me viennent à l’esprit : D’abord, comment ouvrir la place du politique ? Il semble que le jeu classique de décision qui positionnait l’État dans un rapport de force solide par rapport à l’économie n’est plus : de fait, aujourd’hui face à Google on est face à une sorte d’État qui peut créer des villes artificielles, des communautés transversales, au sens des villes d’autrefois avec leurs remparts, leurs tours et leurs églises ! Cette fois ils emmènent le « consommateur du numérique » dans des guerres de concurrence entre géants dont certaines métropoles sont les fers de lance. 

«Aujourd’hui face à Google, on est face à une sorte d’État qui peut créer des villes artificielles…»

Comment les gouvernements peuvent-ils s’organiser face à ces super-pouvoir compétents et efficaces ? Les secteurs les plus structurants des territoires sont bousculés les premiers et leurs organisations paraissent soudain archaïques : énergie, transports, agriculture, santé.

MS: – On n’a pas construit les cadres pour vraiment débattre et décider et le transport en est un bon exemple : additionner des innovations ne suffit pas à régler les problèmes. Les émissions de gaz à effet de serre augmentent, le poids et les externalités négatives du transport continuent alors que c’est un secteur d’innovations. Et quand on parle de transport, on ne peut pas passer à côté des fondamentaux qui relèvent de l’urbanisme (gestion de la voirie, droit d’usage collectif…). Il faut donc l’organiser, y compris avec les nouveaux acteurs issus du numérique.

– Vous évoquez le secteur du transport, que nous apprennent les difficultés et les choix publics récents autour d’Autolib ou de vélib ?

MS: – Sur Autolib, on ne peut pas avoir d’un côté un discours sur l’innovation où l’on explique que les acteurs doivent essayer, innover, etc… et refuser que certains projets échouent : pour innover il faut une certaine acceptation de l’échec ou de sa possibilité.

«Pour innover, il faut une certaine acceptation de l’échec»

Sur certains aspects on est par ailleurs dans des confrontations public/privé parfois classiques en matière d’appel d’offres ou de marchés publics. Tout de même sur Vélib, cela interroge tout le monde de voir qu’avec un changement d’opérateur, on doit enlever et remettre tout le matériel et les équipements ! On voit d’ailleurs que Vélib était devenu un service sur lequel les gens se reposaient. Et donc que, par une passation de marché il y a une dizaine d’années on a créé un vrai service public sérieux, sans forcément mesurer cela. Avoir un service public quasiment à l’arrêt montre bien que ces systèmes appellent à des politiques publiques sérieuses traitées avec attention.

FDT : – Et on revient là au sujet urbain : pour penser la ville autrement il ne suffit pas de rajouter une couche de vélo et franchir un pas en terme de technologie ou dans la gestion… Quand on met une “couche” nouvelle de transport, comme cela a été le cas avec le retour du tramway depuis les années 1980, on doit refonder physiquement la ville : ça pose la question du piéton, très oublié dans la smartcity. Et nous n’avons pas évoqué la question de l’impact écologique des solutions numériques. Entre le vélo “à l’ancienne” et les solutions dont on parle, il faut ajouter de l’électricité, des serveurs, de la connectivité, des métaux rares, et donc des émissions de gaz à effet de serre et des déchets : évitons une approche “Bisounours” ou le numérique serait par nature vertueux.

MS: – Il y a un discours souvent critique sur les “tech” par rapport à l’écologie. Mais regardons aussi l’intérêt et les opportunités à saisir. Je pense aux propositions du livre blanc Numérique et Environnement, qu’avec plusieurs partenaires nous avons remis à Mounir Majhoubi et Brune Poirson. Il faut regarder avec attention cet agenda qui s’ouvre : les deux transitions, numérique et écologique doivent se nourrir et dialoguer. Sans omettre les enjeux en matière d’inégalités.

– Plus généralement, face au plateformes et aux dirsupteurs, quelle est la bonne attitude pour les collectivités?

MS: – Je suis frappé par l’exemple du secteur de la livraison qui est devenu une jungle de petits opérateurs. Il y a une réelle difficulté à coordonner ce secteur très hétérogène mais pour les collectivités territoriales, c’est compliqué de dire non à de gros centres logistiques et à leurs promesses d’emploi…

«Faisons participer les citoyens à une vision plus globale de la ville et du numérique» 

On ne peut pas imaginer une régulation stricte mais aller vers des règles du jeu et proposer un travail d’animation, il ne faut pas rester figé sur les années à venir. Il y a assez peu de données et de travaux sur la mobilité professionnelle, on a du mal à l’anticiper. Il reste encore beaucoup à défricher, notamment avec l’arrivée du numérique pour que cette impression de secteur désorganisé s’atténue…

FDT: – Même La Poste qui aurait dû être le service public de référence est déstabilisé. Il faut construire tout un maillage entre la capacité à multiplier les centres villes, dont la centralité unique est incompatible avec les services en réseaux…  Si on réussit cette mutation, ces commerces ne seront plus des magasins au sens étymologique de stockage mais seront des lieux “vitrines”, des lieux de services, de détente et de travail. Dans ces lieux à usages multiples le vendeur devient un médiateur de la machine à distribuer : on vient toucher, choisir, changer d’avis et consommer responsable des objets utiles et durables : les coeurs de ville « intelligents » sauront faire cela si on le décide !

«Comment faire participer les habitants aux choix majeurs sur le numérique ?»

MS: – Un exemple intéressant de ce point de vue est le projet de Bordeaux : créer un centre de logistique urbain pour servir cette vision de proximité assise sur le numérique et l’écologie. Avec des triporteurs à vélo on arrive à des capacités de transport proches des palettes de 300 à 500 kg. Les collectivités ont un grand rôle à jouer pour faire vivre ce type de solutions.

Mais pour cela, une grande question se pose : comment faire participer les habitants aux choix majeurs sur le numérique : on est chacun citoyen et tour à tour consommateur ou utilisateur de services, salarié, investisseur. Les collectivités dans leur approche du numérique ont encore trop tendance à sectoriser les réflexions alors que l’on parle des mêmes personnes :  je clique comme consommateur, je subis comme salarié, mais peut-être voudrais-je autre chose comme citoyen. Sortons de cette logique de silo ! Faisons participer les citoyens sur une vision plus globale de la ville et du numérique. Les financements et budgets participatifs sont intéressants de ce point de vue, parce que c’est une manière de faire converger des visions, des outils, des projets et donc différents rôles que peut avoir un même citoyen.

 

Par Valerio Motta