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Covid-19 : Pour une véritable politique numérique de l’éducation

Avec la fermeture des établissements scolaires le 16 mars dernier, le Ministre de l’Éducation nationale a annoncé la mise en place d’une continuité pédagogique à distance, à l’aide de plateformes numériques. Cette situation inédite et brutale a vu émerger nombre d’interrogations. Comment assurer, auprès de chaque élève du primaire, chaque collégien, chaque lycéen et chaque étudiant, un suivi lui permettant d’apprendre dans les meilleures conditions ? Quels usages des outils numériques ? Cette question se pose également pour les enseignants, lesquels, du jour au lendemain, ont dû changer radicalement de logiciel et de méthodes d’apprentissage.

Les avancées technologiques ont enfanté de nouveaux outils, des équipements informatiques et numériques performants dans les foyers, la banalisation d’internet, la généralisation de l’ADSL et l’installation grandissante de la fibre optique, sans compter l’explosion des réseaux sociaux. On n’arrête pas le progrès, celui qui permet toujours plus et encore de partager des connaissances et de faire des Françaises et des Français des e-citoyens éclairés. Mais la question centrale est la suivante : comment accompagner et encadrer politiquement ce progrès afin que personne ne soit laissé au bord du chemin ? La crise du coronavirus a révélé au grand jour les atouts et les fragilités de la continuité pédagogique en ligne.

Nos représentants politiques, maire de petite commune, président d’une communauté de commune, d’agglomération, président d’un département ou d’une région, ministres, sont les acteurs essentiels pour déployer des politiques publiques visant à s’assurer de l’équipement informatique dans les foyers, garantir aux administrés l’égal accès à l’offre numérique, tout en préservant leurs droits les plus fondamentaux, à savoir le respect de la protection des données personnelles.

Continuité pédagogique : miroir des inégalités

L’Éducation nationale et les collectivités locales ont développé des espaces numériques de travail (ENT) à travers le territoire. La communauté éducative, les élèves et leurs parents ont pris l’habitude, avant la pandémie, d’avoir recours à des interfaces, comme Pronote, qui assure un lien et un suivi quotidien. Cet outil, familier des équipes pédagogiques, a vu les connexions bondir de 40% depuis le début du confinement et le nombre quotidien de devoirs déposés chiffré à plus de 450 000. Le dispositif national de mesure d’audience (DNMA) permet de classer les ENT en 5ème position, avec 217 M de visites en mars 2020, chiffre comparable aux sites d’information généraliste grand public. La même source relève une modification de la répartition des services, avec un basculement net vers les services pédagogiques. L’explosion des usages numériques et l’abondance des offres en matière éducative depuis le début du confinement ne doivent pourtant pas éclipser la fracture numérique, miroir des inégalités économiques, sociales et territoriales.

L’équipement informatique constitue en effet la première des fractures comme en témoigne l’étude Capuni qui chiffre à 77% les familles possédant au moins un ordinateur. Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) confirme dans son baromètre 2019 du numérique que l’ordinateur est un équipement qui reste un investissement non négligeable. Si 92 % des membres des foyers avec des hauts revenus sont équipés, seulement 64 % de ceux qui vivent dans les foyers avec des bas revenus le sont », ajoute l’institut.

Comment les enfants de ces familles composent-ils avec l’absence d’équipements informatiques pour rendre quotidiennement leurs travaux aux enseignants ? Et pour les familles qui possèdent un ordinateur, voire deux, comment assurer le temps de partage entre les parents en télétravail, leurs enfants, et cela parfois dans des logements exigus ?

Conscients de ces disparités, les élus se mobilisent à l’image de Carole Delga, présidente de la Région Occitanie. Elle a annoncé le 31 mars 2020 dans un communiqué, mettre à disposition 1500 ordinateurs, commandés en urgence, pour être distribués prioritairement aux étudiants boursiers. Cédés gratuitement par la région, ces ordinateurs seront donnés par les universités aux étudiants identifiés. Le témoignage, dans Le Monde, d’une étudiante du Puy-de-Dôme préparant le CAPES uniquement à l’aide de son smartphone interpelle.

Denis Szalkowski, informaticien de profession, et maire de Saint-Eloi-de-Fourques dans l’Eure, note qu’« avoir un seul poste à la maison pour trois enfants qui font classe, tout en télé-travaillant, ce n’est pas une situation confortable » et a décidé de pourvoir certaines familles en équipements informatiques, tout en appelant les entreprises à faire don de milliers d’ordinateurs.

        Les usages du numérique, différenciés, participent aussi à révéler les inégalités : une enquête de l’Insee, publiée en octobre 2019, rappelle des données chiffrées fondamentales. 15 % des personnes de 15 ans ou plus n’ont pas utilisé Internet au cours de l’année, tandis que 38 % des usagers manquent d’au moins une compétence numérique de base et 2 % sont dépourvus de toute compétence. L’illectronisme concernerait 17 % de la population française. Les personnes précaires sont les plus touchées, car elles ne disposent pas d’équipements adaptés. L’Insee souligne d’ailleurs que précarité numérique et précarité sociale vont de pair : 5 millions de Français cumulent les deux handicaps selon l’Institut national de statistiques.

Les inégalités territoriales sont également un creuset des disparités numériques. L’accès à l’équipement informatique et à l’offre numérique pour les élèves n’est pas homogène. Depuis les lois de décentralisation, il revient aux collectivités locales de financer les bâtiments scolaires mais également l’équipement pédagogique comprenant le financement des outils numériques et les logiciels. Certains départements, certaines communes ne jouent pas dans la même catégorie au regard de leurs moyens. Ces disparités territoriales engendrent de facto des inégalités pédagogiques.

La continuité pédagogique en ligne n’est donc pas uniforme et linéaire. Elle est à l’image de notre société, traversée par des réalités sociales, économiques et territoriales. Jean-Michel Blanquer a reconnu le 25 mars dernier, la complexité de la situation engendrée par le confinement et la mise en place de la continuité pédagogique. Il évalue à 5 à 8% des élèves « perdus » et admet des « trous dans la raquette » quant à la mise en place de plateformes numériques mises à disposition par l’Education nationale et ses acteurs. Malgré la mobilisation des enseignants, ce pourcentage d’élèves injoignables atteindrait un million…

Le recours aux GAFAM et la question des données personnelles

Le 16 mars 2020, le corps enseignant devait, dans l’urgence, être opérationnel et répondre présent auprès de leurs élèves. Les outils numériques à distance ont été déployés parmi lesquels la plateforme du CNED « Ma classe à la maison » et celle du réseau CANOPE avec Canotech, l’offre des ressources en ligne. Mais face à des insuffisances et des dysfonctionnements, des enseignants se sont tournés, contraints, vers des outils a priori gratuits des géants du numérique, parmi lesquels Google Education et son drive, Discord ou encore des applications de visio-conférence telle que Zoom, pour faire classe en ligne.

Ces solutions pratiques et efficaces ont un coût exorbitant : le recueil des données des élèves et des professeurs ainsi que l’ensemble des contenus qui transitent sur ces plateformes. Se pose dès lors la question du consentement des utilisateurs. Les professeurs doivent affronter un dilemme : poursuivre avec ces moyens pour maintenir la continuité pédagogique au risque de livrer des informations personnelles et d’une surveillance de masse, pratiques non conformes avec le règlement général sur la protection des données (RGPD). L’application Zoom est d’ailleurs ces derniers jours au cœur d’une polémique, telle que le département de l’éducation de New York a décidé d’interdire son utilisation pour l’école à distance pour des raisons de sécurité. Le gouvernement de Taïwan en a fait de même pour ses différentes administrations. Zoom ne chiffre pas les communications vidéos, et l’entreprise pouvait, jusque-là, collecter et partager illégalement des données personnelles avec Facebook (le nom, l’adresse, le mail, le numéro de téléphone, l’adresse IP ou encore le système d’exploitation de l’appareil). Face à ces failles de sécurité, le gouvernement français  et Le collectif Chatons (Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires)  préconisent aujourd’hui l’utilisation de Jitsi, un logiciel de visioconférence plus sûr, né dans un laboratoire de l’université de Strasbourg. Framasoft, une association d’éducation populaire au service du numérique, propose une alternative aux GAFAM. Elle promeut des logiciels libres tels que Framapad, un éditeur de texte collectif pour les travaux en commun, Framatalk, leur service de conversation vidéo pour épauler les enseignants dans leur poursuite de leur mission. Cependant, Framasoft n’a pas la force de frappe des géants du web et les moyens pour répondre seul à la crise générée par le Covid-19. 

Investissement massif au service de l’école numérique, une nécessité mise en exergue par la crise sanitaire

La continuité pédagogique appelle à la plus grande vigilance et à un investissement massif au service de la politique numérique de l’éducation. Les élus locaux ont investi massivement en faveur du numérique éducatif depuis la loi de la refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013. Comme le relève la Cour des comptes  dans son rapport en 2019 consacré au « service public numérique pour l’éducation » – l’action conjuguée des trois niveaux de collectivités (communes, départements et régions) a permis de lever 2 Md€ de 2013 à 2017, contre 300 M€ pour l’Etat sur la même période, alors que son engagement initial était annoncé à hauteur d’1 Md€ et note que les collectivités territoriales sont très proactives. La juridiction indépendante estime que l’action de l’Etat en la matière reste « un concept sans stratégie avec un déploiement inachevé » et doit, entre autres, concentrer sa stratégie sur la formation des enseignants. « La validation des compétences lors de la formation initiale a été retirée et la formation continue est nettement sous calibrée ».

L’organisation d’états généraux du numérique éducatif à la rentrée prochaine à Poitiers sera, selon le Ministre de l’éducation, l’occasion de « tirer les enseignements de la période que nous sommes en train de vivre, des forces et des faiblesses de l’enseignement à distance ». Pour permettre un service numérique de qualité, les futures décisions politiques seront déterminantes pour améliorer à la fois les infrastructures, les équipements, l’accès au numérique de même que la garantie de l’utilisation des données personnelles. La France a des atouts : elle dispose d’une offre numérique foisonnante et peut s’appuyer sur des élus de terrain engagés et sur des acteurs associatifs tels que le réseau d’élus pour une politique éducative territoriale (RFVE), l’Association nationale des directeurs et des cadres de l’éducation des villes et des collectivités territoriales (ANDEV), France urbaine ou encore Ville internet. Il incombe à l’État, en lien avec les collectivités locales, de proposer une architecture commune innovante pour consolider les différents étages de la fusée et faire de la continuité pédagogique une réussite et une réalité pour tous.

 

 

Par Anna Mélin