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La ville numérique est-elle vraiment intelligente ? Épisode 2

La ville intelligente serait celle qui a des yeux et des oreilles. Un regard qui s’infiltre jusque sous nos portes de maisons, des oreilles posées sur les trottoirs, dans les écoles ou sous les lits de nos chambres d’étudiants. Les entreprises rivalisent d’idées pour vendre aux élus leurs rêves de villes connectées, intelligentes, tranquilles, silencieuses, en sécurité. Mais lorsque les capteurs se seront introduits dans chaque parcelle du territoire, que restera-t-il de nos vies privées, de l’utilisation de nos données personnelles, et même, osons le terme, de notre liberté ? Villes Internet se penche sur le sujet, dans un dossier en trois épisodes.

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Épisode 2 —Le marché de l’innovation de la surveillance des comportements 

 Ring, filiale d’Amazon, a mis sur le marché plusieurs modèles de visiophones connectés. Ces outils vont bien au-delà de « l’œil de bœuf » numérique sur la porte d’entrée. En effet, grâce aux accords passés entre la plateforme et la police, ils permettent d’informer les forces de l’ordre qui peuvent demander à récupérer les images. Nous assistons dès lors à la pénétration de la sphère publique par des instruments de surveillance introduits par les particuliers eux-mêmes mais pilotés par des tiers ( police, délégataire de service,…)

Or, la majorité des historiens de la surveillance s’accordent à dire que « les appareils numériques ne font qu’augmenter les capacités de surveillance et dans certains cas, ils contribuent à encourager certaines formes de surveillance ou à en modifier la nature ».

L’alliance de l’industrie du numérique et des États dans le grand marché de la surveillance

Dans le document « Quatre thèses sur la surveillance numérique et masse et la négociation de la vie privée », Antonio Casili* revient sur le sujet : « Le débat actuel sur la protection de la vie privée est prisonnier d’une fausse dichotomie liberté/sécurité. Cette opposition est fonctionnelle à la promotion d’une capture indiscriminée d’informations personnelles, envisagée comme seule garantie contre les menaces internes et externes qui pèsent sur nos sociétés. » Et le chercheur de conclure « la poursuite d’un arbitrage optimal repose sur une représentation de la vie privée et de la sécurité publique comme deux polarités d’un continuum. Or, ce continuum a été brisé par le changement de la nature même de la surveillance ».

En effet, la surveillance a cela de particulier aujourd’hui qu’elle n’est plus directement organisée par les autorités, mais définie comme  “participative”. Les citoyens dévoileraient volontairement leurs données personnelles pour perdre instantanément la maîtrise et donc le contrôle au profit des plateformes qu’ils fréquentent. Les structures désireuses de surveiller la population n’ont alors plus qu’à piocher dans les masses de données partagées que les plateformes leurs revendent. 

Nous payons dès lors la gratuité des réseaux sociaux en leur donnant à chaque “post” des milliers d’informations sur nos comportements.

Pour convaincre les usagers des réseaux sociaux et autres plateformes de partage d’informations de révéler publiquement l’ensemble de leur vie quotidienne, les grands intérêts industriels, et notamment les géants du numérique, ont articulé intelligemment leur discours autour de la supposée « fin inéluctable de la vie privée ». Antonio Casili explique en effet que « cette perspective prend son sens dans un récit fortement stylisé et politiquement orienté de la transition à la modernité, selon lequel nos sociétés seraient passées d’une structure sociale caractérisée par des pertes de communautés locales, où chaque individu avait connaissance de l’ensemble des actions et des opinions de ses voisins et proches, à une société urbaine avec l’idée d’une sphère d’action et de pensée privée imposée par la bourgeoisie naissante ; aujourd’hui, la parenthèse historique de la vie privée serait prétendument en train de se refermer, dans une évolution inévitable et spontanée des comportements sociaux des utilisateurs des réseaux sociaux numériques ». Ainsi soit-il, la messe est dite, ne cherchez pas à lutter contre le sens de l’Histoire.

 Les citoyens ne sont ni naïfs ni passifs

Invalidant cette thèse, les utilisateurs des outils connectés sont de plus en plus nombreux à revendiquer leur autonomie et la protection de leurs données personnelles. Antonio Casilli insiste : « Face à l’étendue des complicités entre entreprises et États, au scandale des lois sécuritaires, au manque de moyens légaux et techniques de protection de l’intégrité et de la confidentialité des informations personnelles, les usagers ne restent pas passifs ». Le sociologue portait ce constat en 2014, un an avant la promulgation de la « loi relative au renseignement » en 2015, qui est venue aggraver les atteintes à la vie privée sous prétexte de lutte contre le terrorisme. L’organisation de collectifs de citoyens contre cette loi, de même que « le développement des usages de réseaux cryptographiés comme TOR, de systèmes d’exploitation “amnésiques” comme Tails, de sites web et d’applications “éphémères” », démontrent la demande persistante de création d’outils « permettant la maîtrise de sa présence numérique  » .

Les enjeux exacerbés par l’Internet des objets

 Nous retrouvons ici notre visiophone connecté et ses conséquences pour le respect de la vie privée et les possibilités démultipliées de surveillance des citoyens. Ces outils ont pour répercussion immédiate « un bouleversement de l’équilibre entre “l’Internet de publication” (qui inclut les contenus mis en ligne volontairement par les utilisateurs) et “l’Internet d’émission” (qui comprend les données et métadonnées produites par nos dispositifs connectés…). Dans ces cas de figure, le consentement au partage des données personnelles n’est pas systématiquement clairement sollicité et encore moins l’utilisation qui sera ensuite faite desdites données. Les utilisateurs n’ont pas toujours conscience des conséquences de l’introduction de ces objets dans leur quotidien. Comme le relève Régis Chatellier sur le site Internet de la CNIL,« basée sur des paramètres complexes, et gérée par des entreprises privées, l’approche technologique et ‘top down’ de la smart city pose la question de la place du citoyen et du contrôle démocratique de ce nouvel acteur collectif ».

Charge, en toute logique, aux institutions publiques de faire des campagnes de prévention, quand elles ne servent pas elles-mêmes de ces données pour accroître la surveillance de la population.

Image – carte des capteurs installés par la société Sigfox

*Sociologue français, maître de conférences, spécialiste des réseaux sociaux

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Par Anna Mélin