Your browser does not support JavaScript!

« Dématérialisation et inégalités d’accès au service public », un rapport du Défenseur des droits qui appelle des réponses

« Si une seule personne devait être privée de ses droits du fait de la dématérialisation d’un service public, ce serait un échec pour notre démocratie et pour l’État de droit ». Par ces mots, le Défenseur des droits Jacques Toubon pose le ton du rapport « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » qu’il a présenté le 17 janvier 2019.

Dématérialisés ou non, les services publics doivent respecter leurs principes fondateurs

Dans sa décision 79-105 DC du 25 juillet 1979, le Conseil constitutionnel qualifiait le principe de continuité du service public de principe de valeur constitutionnelle. Il repose sur la nécessité de répondre aux besoins d’intérêt général sans interruption. De même, corollaire du principe d’égalité devant la loi ou devant les charges publiques consacré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 27 août 1789, le principe de l’égalité devant le service public implique que les personnes se trouvant dans une situation identique à l’égard du service public doivent être régies par les mêmes règles. Enfin, selon le principe d’adaptabilité ou de mutabilité, l’autorité administrative doit prendre les mesures d’adaptation du service public afin d’assurer un accès « normal » de l’usager au service public.

Tels sont les trois principes fondateurs des services publics. Et le Défenseur des droits de souligner dans son rapport que « Il faut réaffirmer ici ce qui semble ne plus être une évidence pour tous les responsables : un service public dématérialisé reste un service public avec tout ce que cela impose de contraintes […] ».

« L’apport de la dématérialisation à l’amélioration de l’accès aux services publics est incontestable pour la majorité des usagers et des usagères ». Le Défenseur des droits rappelle ainsi que le sujet de son rapport n’est pas une critique a priori de la dématérialisation en elle-même. Il insiste d’ailleurs en ajoutant que « La possibilité de réaliser un certain nombre de démarches administratives en ligne, plutôt qu’au guichet ou par téléphone, représente non seulement ne source d’économies pour l’administration, mais également une source de bénéfices pour les usagers […] ». Et de citer des exemples tels que les 290 millions de visites en 2017 sur le site Internet servicepublic.fr ou encore la dématérialisation du RSA qui a permis de lutter contre le non-recours à ce droit en augmentant de 2 % les bénéficiaires.

Ce positionnement affirmé, l’auteur du rapport est dès lors légitime à formuler des critiques sur la mise en place de la dématérialisation.

Les obstacles à une dématérialisation inclusive

« Monsieur X a été radié de Pôle emploi en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Pr, Monsieur X réside dans un secteur qualifié de “zone blanche” et n’a jamais reçu à temps les mails de convocation et les sms sur son téléphone portable. » Par cet exemple édifiant, le Défenseur des droits démontre que les zones blanches sont un frein incontestable à la dématérialisation, notamment dans les zones rurales ou pour les territoires ultra-marins.

De même, la question de la fracture sociale est largement abordée dans le rapport. Dans son avis sur la « Loi pour une République numérique », le Défenseur des droits avait préconisé que « les personnes les plus démunies soient préservées du risque de coupure de leur connexion Internet en cas de non-paiement des factures ». Intégrée dans la loi puis expérimentée, cette mesure ne s’est pas concrétisée (lire ici notre article sur le tarif social de l’Internet en France), comme le regrette l’auteur du rapport. Or, le coût financier des abonnements à Internet demeure une des raisons principales à la déconnexion.

Il souligne, en outre, que les démarches administratives nécessitent « l’accès facile et simple aux équipements nécessaires [à leur réalisation] ». Pourtant, 19 % des Français n’ont pas d’ordinateur à domicile et 27 % d’entre eux n’ont pas de smartphone.[1]

Enfin, le document relève que « L’inclusion numérique et l’accès effectif aux procédures dématérialisées peut également être mise à mal par des conceptions et un déploiement des sites inadaptés. Ainsi, même quand l’accès à Internet est techniquement possible pour les usagers du service public, ils peuvent se retrouver confrontés à des problèmes ou obstacles techniques, voire à des défauts de conception ou d’ergonomie des sites et des procédures dématérialisés ». Il ajoute à ce constat une série d’exemples édifiants comme celui de cette personne ayant acheté une nouvelle voiture, mais qui ne peut pas en demander le certificat d’immatriculation, le site Internet n’acceptant des pièces jointes que de 1 Mo alors que celles demandées faisaient 1,2 Mo. Ou encore, celui de nombreuses personnes de nationalité étrangères ne parvenant pas à obtenir de rendez-vous pour leur demande de carte de séjour. La dématérialisation de la prise de rendez-vous est imposée par trente préfectures[2]. Or, à supposer que les personnes concernées aient accès à Internet, certaines modalités en compliquent encore davantage l’usage, telles que le nombre réduit de rendez-vous qui bloque rapidement le site Internet, ou encore la mise en ligne des rendez-vous le dimanche soir à minuit.

Le Défenseur des droits formule des propositions

La nécessité d’une alternative systématique aux démarches dématérialisée s’impose dès lors à qui prétend vouloir garantir le respect des critères du service public.

Le Défenseur des droits recommande ainsi « l’adoption d’une disposition législative au sein du code des relations entre les usagers et l’administration imposant de préserver plusieurs modalités d’accès aux services publics pour qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée. »

En outre, le rapport formule d’autres propositions telles que :

  •      La mise en place sur l’ensemble du pays, y compris dans les territoires ultra-marins, d’une connexion Internet d’un débit minimal et effectif de 8 mégabits par seconde, au même tarif pour les DOM-TOM ;
  •      Le maintien des procédures alternatives à la dématérialisation dans les territoires ne disposant pas d’une connexion de qualité ;
  •      La mise en place d’une aide pour le paiement d’un abonnement sur le modèle du chèque énergie ;
  •      L’instauration, pour chaque démarche administrative dématérialisée, d’une procédure permettant à l’usager de signaler une difficulté à effectuer la démarche […]. Et la création d’une clause de protection des usagers leur permettant de ne pas être considérés comme responsables d’une formalité non aboutie à cause d’un problème technique.

Le rapport de 70 pages couvre l’ensemble des enjeux liés à la dématérialisation et au respect des règles du service public, rappelant que les publics les plus vulnérables sur cette question sont les personnes en situation de handicap, les majeurs protégés et les personnes détenues. Pour conclure, le texte alerte sur le danger des algorithmes, soulignant que « l’intelligence artificielle, combinée aux données massives, peut également générer des discriminations au reproduire des inégalités sociales ». L’association Villes Internet soutient pleinement ces recommandations qui rejoignent celles de la motion du Congrès des élus au numérique.

Gageons qu’avec une telle densité d’éléments factuels et juridiques complétés par une analyse pertinente de la situation, le gouvernement se saisira de ce sujet essentiel en suivant les recommandations formulées.

[1] Baromètre numérique ARCEP/CREDOC 2017

[2] Voir le rapport À guichets fermés de l’association la CIMADE

 

Par Anna Mélin