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Rencontre avec Christine Liefooghe, nouvelle membre du jury

Christine Liefooghe est maîtresse de conférences en géographie économique à l’Université de Lille (IAUGL). Ses axes de recherche au sein du Laboratoire TVES portent sur l’économie de la connaissance, de la culture et de la créativité en lien avec le développement des territoires. Depuis dix ans, la transition numérique est au cœur de ses travaux sur les tiers lieux (coworking, Fab Lab, Living Lab), la fabrication additive (impression 3D), la digitalisation des politiques publiques (co-production avec les usagers, projet européen Co-VAL) et le nouveau rôle des bibliothèques à l’ère numérique (projet européen LibrarIN).

Villes Internet : Quels sont, selon vous, les enjeux numériques auxquels font face les collectivités locales ? 

Christine Liefooghe : Je note trois enjeux. Le premier porte sur la numérisation de l’action publique, avec notamment la transformation des services publics qui basculent sur des sites internet (par exemple : servicepublic.fr), en grande partie des services gérés par l’État et les ministères et désormais accessibles aux citoyens depuis leur domicile. Le projet européen Co-VAL a examiné en quoi ce passage au tout numérique peut poser problème pour des populations qui n’ont pas accès au numérique (outils, moyens, culture…), tout en associant les usagers à cette transition numérique.

Du point de vue des collectivités territoriales, leurs services sont censés suivre le même mouvement, mais nous en sommes encore au stade expérimental. Même si la DINUM – et d’autres outils – aident les collectivités, c’est un sujet complexe. C’est un phénomène de désintermédiation : jusqu’à présent, les citoyens devaient suivre la voie hiérarchique pour accéder à un service ; désormais, ils n’ont plus besoin de l’échelon local pour nombre de services publics. Ils devraient cependant pouvoir aussi accéder par Internet aux services locaux spécifiques. Les solutions technologiques sont en cours de développement mais les routines professionnelles des administrations freinent leur diffusion. Le paradoxe, c’est que les collectivités locales ont initié ce mouvement, comme en témoignent l’association villes internet et ses membres, alors qu’aujourd’hui, tout se passe comme si les collectivités étaient en retard dans la transition numérique de leurs propres services.

Le deuxième enjeu concerne la fabrication additive (construire un objet en additionnant des couches de matière). C’est une des technologies de l’industrie du futur (ou 4.0) afin de fabriquer pratiquement sans main d’œuvre, ce qui permet de faire moins cher localement. Nous étudions cette technique pour évaluer si des fablab qui se trouvent dans les quartiers – notamment classés politique de la ville – peuvent fabriquer des objets en impression 3D. Ces espaces de fabrication numérique qui se dotent – souvent avec des fonds publics – de machines 3D peuvent-ils être un moyen de relocaliser la production ou d’aider les gens à réparer ou fabriquer leurs propres objets ? Le résultat de notre étude, c’est que pour faire de la réparation, les fab lab sont très bons mais ils ne sont pas encore prêts à participer à un projet industriel.

Le troisième enjeu porte sur les tiers lieux, à la fois sous l’angle du co-working et du télétravail. Il s’agit d’observer l’installation de ces lieux de travail d’un nouveau genre ailleurs que dans les centres dynamiques des grandes métropoles. Les tiers lieux ne sont pas des services publics mais sont créés par des individus ou collectifs d’individus souvent soutenus par la puissance publique. Mais si les politiques s’en mêlent, n’y a-t-il pas un risque d’institutionnalisation d’initiatives hybrides et créatives ? La frontière devient floue. Certains tiers lieux ont une logique de services au public car ils sont amenés à remplir des fonctions disparues de certains territoires, au rythme de leur suppression par la puissance publique.

Avec ma casquette d’enseignante, j’ai créé récemment un cours pour initier les futurs urbanistes à ces divers enjeux du numérique dans les territoires.

A l’étranger, la vision poussée par les États ou les GAFAM, c’est que les grandes entreprises puissent fournir des services aux publics (payés par les usagers), voire en remplacement des services publics (payés par les impôts), notamment grâce à l’exploitation des données dont ils disposent. Est-ce un bien ou un mal ? À l’étranger, on dirait que c’est un bien, en France, plutôt un mal. Le défi numérique change la donne. Jusqu’à présent, au sein des administrations, un service dédié s’occupait des questions liées au numérique pour les citoyens. Or, désormais, la totalité des services basculent en numérique de manière transversale : les modes de travail, les services d’urbanisme, la relation à l’usager, l’ensemble de ce qu’offrent les collectivités territoriales. Alors que les agents et les managers publics ne sont pas forcément prêts. C’est la pierre d’achoppement de la transition numérique des villes, villages et territoires.

 

Par Anna Mélin