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Handicap : entretien avec Armony Altinier, experte de l’accessibilité numérique au service de l’inclusion

« Le numérique ne sera vraiment responsable et éthique qu’à la condition que nos sociétés se donnent pour objectif de mettre ces innovations technologiques au service de tous. »

Rapport du Conseil national du numérique L’accessibilité numérique, entre nécessité et opportunité, publié en février 2020

L’enjeu de la prise en compte du handicap dans la sphère numérique englobe une multitude de facteurs. Il s’agit d’aborder la personne dans toutes ses dimensions, certes de ses déficiences, mais également de son environnement social, géographique, professionnel… Et donc, de penser différemment la création des outils numériques ainsi que leurs usages.

Entretien avec Armony Altinier, experte de l’accessibilité numérique au service de l’inclusion

© Photo profil twitter

Selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la Santé, l’accessibilité numérique concerne aujourd’hui dans le monde plus de 600 millions de personnes de tous âges, en situation de handicap. En Europe, ce sont près de 100 millions de personnes, dont 9,6 millions en France.

Villes Internet : quelles difficultés peuvent rencontrer les personnes en situation de handicap face à des outils Internet non inclusifs ?

Armony Altinier : Le risque principal d’un service non inclusif, c’est d’exclure des personnes. Entre un service parfaitement accessible et inclusif et un service auquel il est impossible d’accéder, il y a toute une palette de situations, qui va de l’accès partiel, à l’accès fastidieux ou encore à l’accès aléatoire. Il peut s’agir d’une personne tétraplégique qui utilise un logiciel de dictée vocal, mais qui ne peut pas activer un bouton mal codé, ou d’une personne aveugle utilisant un lecteur d’écran, et qui ne parvient pas à valider un formulaire, car les champs n’ont pas d’étiquettes lisibles par sa technologie d’assistance. Ou encore une personne qui ne perçoit pas les couleurs, et dont l’information serait conçue uniquement en se référant à un code couleur (au hasard, rouge clair, rouge écarlate…), alors qu’il suffirait de prévoir des cartes combinant un système visuel complémentaire, comme des hachures.

On parle beaucoup ces temps‑ci de « numérique inclusif », mais j’ai pu noter que l’inclusion prêchée par certaines personnes était pourtant excluante vis-à-vis des personnes handicapées, car inaccessible.

Il ne peut y avoir d’inclusion sans accessibilité. Parler d’inclusion sans prioriser la conception de services numériques accessibles, c’est tout simplement mensonger. Car si un service n’est pas accessible, il est excluant pour certaines personnes. Or faire de l’accessibilité, c’est accepter de revoir ses pratiques de conception et développement numérique, de se former, et de ne pas considérer comme « acceptable » la mise en production d’un service discriminant.

Parmi les personnes qui promeuvent aujourd’hui l’inclusion, rares sont celles qui incluent les personnes handicapées dans leur réflexion, au‑delà du discours en tous cas. Car dans les faits, le numérique reste très majoritairement peu accessible.

Villes Internet : Le cadre législatif — mondial, européen et français — de l’accessibilité numérique semble avoir été posé. Pourtant, une étude de la Commission européenne place la France au 19e rang sur les 27 pays de l’UE de l’accessibilité des services publics numériques. De même, 4 % des sites publics ont publié leur attestation de conformité au RGAA selon une étude de Braillenet, qui a examiné plus de 600 sites Internet publics français. D’où vient ce manque de résultats selon vous ?

Armony Altinier : Selon moi, le principal frein tourne autour de la perception du handicap et de l’accessibilité.

La perception actuelle en France est dominée par le modèle médical du handicap : les personnes handicapées sont le problème. Il faut les « soigner », leur donner des moyens de compensation, et faire preuve de « générosité » et de « solidarité » à leur égard. Il s’agit selon ce modèle d’une question individuelle : personne n’est responsable de la situation de la personne handicapée, c’est la faute à pas de chance.

Or, le modèle social du handicap présente les choses autrement. Toute personne a le droit de faire partie de la société, sans avoir à changer qui elle est. C’est à la société de s’adapter, c’est la responsabilité de la société. Et si la société ne s’adapte pas, elle discrimine une partie de ses citoyennes et citoyens. Aujourd’hui, il y a un refus de voir la discrimination qui résulte du manque d’accessibilité. L’accessibilité est perçue comme une fonctionnalité optionnelle, pas comme un pré‑requis. Elle n’est donc jamais prioritaire, alors que la loi française en pose le principe dès 2005.

Une fois le constat accepté, les producteurs de contenus et services numériques se trouvent face à un deuxième problème de perception, concernant cette fois l’accessibilité numérique. L’accessibilité numérique est une discipline très technique, encadrée par des standards. En France, le standard de référence est le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA 4). Or, quand les personnes non‑formées vont lire les critères et tests du RGAA, il y a généralement 2 possibilités :

  1. Le manque de compétences techniques peut donner l’impression d’un sujet insurmontable et seulement réservé à des experts, ou des développeurs spécialisés. Ce qui est faux, car toute la chaîne de production numérique est concernée par l’accessibilité.
  2. La rédaction des critères peut donner l’impression inverse aux développeurs qu’il s’agit d’une checklist qu’il « suffit » de cocher. Là encore, rien n’est moins vrai. Et sans une approche globale du sujet, tenter d’appliquer les critères techniques sans recul et sans formation peut au contraire créer de l’inaccessibilité.

Villes Internet : de quels leviers d’action disposent les collectivités territoriales pour répondre à cet enjeu de société ?

Armony Altinier : Pour inverser la tendance, il y a 2 leviers indispensables selon moi :

  1. Désigner en interne une personne référente sur l’accessibilité numérique. Et selon la taille de la collectivité, il en faudrait même 2 : une personne référente technique du côté de la Direction des Systèmes d’Information, et une personne médiatrice du côté de la Direction générale. Ces personnes doivent permettre d’internaliser le sujet de l’accessibilité numérique pour faire évoluer les pratiques en internes et suivre le sujet, qui a trop souvent tendance à être purement et simplement « oublié ».
  2. Former son personnel. Il est courant d’externaliser les développements auprès de prestataires, mais la responsabilité de l’accessibilité des développements effectués est portée par la collectivité. Il est donc indispensable que les agents soient capables de suivre et vérifier la qualité de l’accessibilité fournie. Notons qu’il s’agit d’ailleurs d’une exigence de l’article 7 du décret 2019-768 du 24 juillet 2019 relatif à l’accessibilité aux personnes handicapées des services de communication au public en ligne.

Mais au-delà de cet aspect organisationnel et de formation, il est surtout essentiel que l’accessibilité soit considérée comme un pré‑requis, et pas comme une option. Le premier frein, c’est le manque de décision.

Prenons l’exemple des vidéos. L’usage veut qu’il est impensable pour beaucoup de collectivités aujourd’hui de publier des vidéos sur les réseaux sociaux sans sous-titrage. La création de sous-titres a un coût qui est désormais perçu comme normal, car tendance. Il est inclus dans le budget vidéo. Pourtant, ce même coût, quand on parlait de l’accessibilité pour les personnes sourdes et malentendantes, paraissait excessif.

Ce n’est que lorsque que la discrimination sera perçue comme intolérable que la priorité sera enfin donnée à l’accessibilité. Et cette priorité doit être tangible, inscrite dans les budgets, et certainement pas optionnelle. Le discours sur l’inclusion me fait parfois penser à du « handi-washing ». Or, sans accessibilité, il y aura toujours de l’exclusion.

L’accessibilité, il faut d’abord le décider. La bonne nouvelle, c’est que c’est à la porte de toutes et tous.

Dossier spécial : handicap et numérique, un long chemin vers l’égalité

Par Anna Mélin